« Tout le monde y gagnerait si… »

Actualités - 07 juil. 2020

« Tout le monde y gagnerait si… »

Suite de nos échanges avec Pierre-Yves Rochon qui nous livre sa vision de l’évolution de son domaine de prédilection et de son métier au cours des 40 dernières années. Après avoir livré la recette de sa longévité, il dénonce les effets pervers de la démocratisation médiatique et appelle à la reconnaissance des justes compétences et prix.  

Culture Agencement :  Fondée il y a 40 ans, votre agence est devenue une référence internationale, et vous êtes considéré comme l’un des designers d’intérieur les plus influents de la planète. Comment expliquez-vous votre longévité dans un milieu profitant aussi vite de l’engouement que du désintérêt ?

Pierre-Yves Rochon : « Après avoir étudié aux Beaux-Arts à Toulouse, j’ai effectué les 10 premières années de mon parcours professionnel chez Michel Boyer qui était un grand architecte d’intérieur, un décorateur et un designer français. Nous avons beaucoup travaillé à l’époque sur des sièges sociaux de grandes entreprises telles que la banque Rothschild, en y développant une architecture d’intérieur d’inspiration très contemporaine. Dès le début de notre collaboration, je m’étais donné 10 ans pour bien apprendre mon métier et m’affirmer afin de pouvoir créer ma propre agence. J’ai donc respecté ce délai, d’une part en délaissant la couleur rouge très dominante pour inscrire mon d’identité dans le bleu, et d’autre part en ajoutant des éléments à mon sens incontournable de décoration, notamment patrimoniale. J’ai toujours été intéressé par tous les domaines de créativité et j’ai abordé mon métier, avec un esprit de transversalité, ce qui a sans doute permis à mon agence d’avoir cette longévité au fil des décennies et des modes. Elle est ainsi encore active aujourd’hui dans le monde entier, au travers des deux agences implantées à Paris et à Chicago. J’ai en effet toujours refusé d’être prisonnier d’un style particulier, d’aucune mode ni époque.

Culture Agencement :  Quelle a été l’évolution de l’hôtellerie et des résidences de luxe au cours des quatre décennies écoulées ? 

Pierre-Yves Rochon : Elle a été énorme, notamment en raison des grand progrès technologiques qui ont apporté des nouveaux outils de travail pour exprimer notre vision des projets. Dans les années 1960 est apparue une nouvelle forme d’hôtellerie composée de grandes chaînes internationales d’établissements haut de gamme, dont l’agencement et la qualité de service étaient très codifiés pour répondre au développement du tourisme de masse. La fonctionnalité y était accrue mais aussi standardisée, et ces lieux n’avaient pas d’âme. Les années 1990 ont vu l’émergence des boutiques hôtels qui correspondent davantage aux lieux dans lesquels ils sont implantés (bord de mer, montagne, villes historiques). Ces établissements de charme sont à la fois la cause et l’effet d’une démocratisation de l’architecture d’intérieur encore en cours. Autre grande évolution évidente depuis une vingtaine d’années : la transversalité qui s’opère en matière d’agencement et de décoration entre les lieux de vie éphémère que sont les hôtels, et les lieux de vie résidentiel que sont les maisons ou appartements des particuliers. Il est symptomatique de constater que les architectes, d’intérieur, auparavant appelés décorateurs, ne s’occupaient que des résidences privées et des hôtels particuliers. Aujourd’hui ils passent d’un univers à l’autre de manière naturelle et fluide.

 Culture Agencement :  Enfin, comment voyez-vous l’évolution de votre métier depuis 40 ans, dans son exercice concret au quotidien, comme dans son contexte concurrentiel ?   

Pierre-Yves Rochon : L’essor de nombreuses émissions de télévision consacrées à la décoration depuis quelques années a généré l’idée erronée que l’architecture d’intérieur et l’agencement des espaces sont des domaines faciles à appréhender. Cela a entraîné une démocratisation de cette profession qui, comme toute démocratisation, a des conséquences bénéfiques mais aussi des effets pervers. On observe ainsi une concurrence exacerbée qui entraîne une pression plus forte sur les prix, ces deux facteurs entraînant une dégradation de la qualité générale des prestations rendues. Ce contexte global est source de confusion dans l’esprit des directeurs d’hôtel ou des décideurs de la rénovation des espaces dans le tertiaire. Ils ont en effet plus de difficultés qu’auparavant à comprendre qu’une grande agence d’architecture d’intérieur est contrainte de proposer des prix plus élevés que des petites structures, car les moyens humains ou techniques qu’elles mettent en œuvre pour réaliser les chantiers sont plus importants. Aujourd’hui le choix entre différentes agences d’architecture d’intérieur est malheureusement trop souvent déterminé par les prix affichés et non par la reconnaissance d’un travail de qualité sur lequel s’est bâtie la réputation des entreprises en concurrence. La course aux délais toujours plus courts et aux tarifs toujours plus bas est préjudiciable pour tout le monde. Dans le domaine de l’alimentaire, les gens se plaignent que les fruits et les légumes n’ont plus de véritable goût. Mais sont-ils pour autant prêts à y mettre le prix, ou à attendre la bonne saison pour en consommer ? Il en va de même pour tous les métiers nécessitant une compétence pointue, telle que l’architecture d’intérieur. Tout le monde y gagnerait si on reconnaissait le travail et la compétence des artisans à leur juste valeur, ainsi que la vertu du temps nécessaire pour bien faire les choses. »

Propos recueillis par Jérome Alberola  

Visuels :

En haut : hôtel Waldorf Astoria à Los Angeles 

En bas : hôtel Four Seasons à Florence 

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